l'entréeFil rouge du fil d'A. par Nicolas Taffin

A.

Voici, pour mémoire, quelques éléments qui ne doivent surtout pas détourner de la liberté qu'a chacun d'interpréter librement les images, de constituer son parcours et ses lectures.

Le fil d'A. est une installation réalisée début 2008 pour et aux Archives de l'Aube à l'occasion des 20 ans du bâtiment de l'architecte Jacques Morel. En rejetant l'idée de commémoration ou de promotion, le fil d'A. "retourne" les archives, place le dedans dehors, expose l'abrité, et prend une certaine liberté avec les documents. Le A pourrait désigner Archives, Ariane (parce qu'on se perd comme on se trouve dans les archives, sans les clés que sont les cotes), Aube (soit encore un commencement).

Il s'agit d'un long ruban d'images juxtaposées, de 300 mètres de long environ, composé de plus de 500 images. L'intégralité des images ont été prises dans les silos d'archives (17 kilomètres linéaires) ou dans le bâtiment, à l'exception de quarante fragments d'archives personnelles que j'ai apporté.

On pourrait comparer le fil à une fresque (des images mises à l'échelle et appliquées à une architecture), un travelling de cinéma (un long déplacement horizontal dans et autours du bâtiment, qui invite à le découvrir), ou encore à une expérience du détail, une "tentative d'épuisement d'un lieu" pour citer Georges Perec.

Le procédé a une certaine importance. Les documents ont été photographiés dans leur "écosystème" et non dans un studio de photographie : sur leur étagère, dans leur pochette de plastique, dans la pénombre des magasins, assez mal éclairés par les tubes fluorescents. Sans être retouchées, les images (numériques : plusieurs dizaines de giga-octets pour 1800 images avant le tissage) sont ensuite sélectionnées et associées (le fil est tissé) sur des écrans d'ordinateur. Enfin, les tirages sont eux-mêmes numériques et appliqués directement sur les parois. On pourrait imaginer un travail de l'image qui ressemble à celui d'une écriture sur traitement de texte. Un tel projet aurait été difficilement envisageable à un autre moment qu'aujourd'hui.

Le cadrage serré, associé à ne profondeur de champ extrêmement faible, produisent un effet d'extrait, de citation, où seuls quelques mots, quelques détails, sont clairs et nets, le reste se perdant dans le flou ou hors-champ.

l'entréeLe fil n'est pas exactement continu, la scénographie a été conçue pour souligner sans monotonie. La ligne se brise donc aussi souvent que possible. Suivre le fil peut conduire à rebrousser chemin, ou à choisir entre deux branches. Il existe plusieurs séquences plus ou moins indépendantes.

B. Au dehors autour de l'entrée, la source

La source. Une porte entrouverte, un mince ruisseau au bord duquel le dieu Thot s'installe, les outils se mettent en place, comme des acteurs avant d'entrer en scène : des câbles, boîtes, classeurs, étagères, Compactus.

Tout ce monde est prêt à accueillir, à recevoir, (documents ? archivistes ? utilisateurs ? visiteurs ?) et le dit : "Servez-vous de nous ! utilisez-nous, tournez la porte, entrez, sinon tout cela est vain." "Se pencher sur les archives n'est pas sans danger, ni sans plaisir. Vous serez aidé, accompagné."

C. Le sas d'entrée

le sasC'est le début et la fin à la fois : on entre par là et on sort par là. On y trouve quelques messages d'accueil et d'au-revoir. Avec l'impatience de prendre les documents en main. Le passé et l'avenir se rejoignent.

D. L'accueil

Comme les images de l'intérieur ont été appliquées à l'extérieur, une image composite de la galerie extérieure avant qu'elle ne soit soulignée (on pourrait aussi bien dire biffée, d'ailleurs) par fil d'A. est visible ici, en hommage au bâtiment qui constitue un support si accueillant.

la layetteLe fil semble traverser l'escalier, tout en barrant le passage. La réserve est réservée, et le lieu dédié aux utilisateurs est la salle de lecture. Car ici, l'écriture est partout. Sur le meuble, la Layette, qui est elle même couverte d'information, quelques gestes. L'écriture est mise en abîme : avec la projection du microfilm la personne qui prend des notes a sur sa main l'image même du texte qu'elle copie.

E. La salle de lecture

Ici pas (ou peu) de mots, car le silence règne et les lecteurs ont déjà à lire. Le procédé évoque le vitrail et l'image est transparente, laissant voir le parc et changeant de couleur avec le temps. Les documents montrés ici sont les seuls qui ont été photographiés à la lumière du jour. Le soir, l'image se voit mieux de l'extérieur, le jour, elle se regarde de l'intérieur.

Est-on silencieux sous prétexte que l'on n'aligne pas de mots ? On peut imaginer sur les fenêtres, de l'entrée jusqu'au fond de la salle, un conte, une épopée vive en couleurs, celle de la naissance du monde : regard créateur, nuit, chaos, soupe fertile d'où émerge la vie, végétal (et début de la classification, avec celle des couleurs), animal, homme et femme naturels, invention de l'administration, homme et femme sociaux, dans leurs rôles.

De l'autre côté, des saisons, éléments, figures accompagnent aussi les lecteurs en silence.

La salle des microfilms est aveugle, la série se prolonge à l'extérieur, avec des mots.

F. La galerie extérieure

la galerieÀ la suite de "la création du monde" dans la salle de lecture, on trouve au long du bâtiment des séries d'images et de mots évoquant le savoir et la science (présomptueux ?, mystiques ?), les uniformes, règles, et coutumes qui lient, l'argent et les choses, et quelques aspirations ou regrets plus ou moins mis en slogans à la manière de collages surréalistes. Les colonnes faisant saillies évoquent les tranches des livres, cahiers, registres et classeurs dont 17 kilomètres sont présents dans les silos.

La porte au bout est peut être ouverte ou fermée selon l'heure et les circonstances, de toute manière, la visite n'est pas terminée et se poursuit à l'intérieur.

Depuis l'entrée principale, on peut prendre deux chemins pour accéder à l'espace d'exposition. Il y a un choix à faire, mais de toute manière, les deux se rejoignent et font une boucle. Le long de l'escalier, le nom des chemins et le départ des fils.

G. Routes nationales

Une "histoire" du document, de sa préhistoire, de ses états les plus chaotiques et dégradés, à une forme de plus en plus structurée. Au bout, une ode à l'ingénieur et à l'administrateur, à leur dévouement, à leurs connaissances et leur langage, parfois obscurs et plus ou moins bien employés.

Une brève histoire de la vie de l'individu, aussi, de la naissance à la mort, qui sont certainement les deux choses enregistrées avec le plus de soin. Sur la cloison mobile du fond, un point de jonction avec l'Histoire, sous forme de récapitulation des violences du siècle passé.

H. Chemins de fer

cache-cacheUn aperçu de la contrainte, de la souffrance et du sacrifice dont tant de traces peuplent les archives. Le chemin tracé vers les guerres, le coin sombre de l'occupation et de l'odieux régime de Vichy, jusqu'au chaos d'un génocide si scrupuleusement administré. Puis quelques suites de ce XXe siècle de violences massives.

Je n'ai rien contre les livres, mais l'histoire se comprend également en contact avec les documents, d'une manière très différente, ils parlent quand on les touche.

I. Cache-cache

La nécessité de cet espace est apparue en travaillant. Prendre des photos est fondamentalement inéquitable : que donne-t-on en échange de ce "prendre" ? Je suis un peu animiste, et les papiers que j'ai rencontré racontent tant d'histoires que j'ai l'impression de connaître un peu les gens qu'ils concernent. Je voulais donc leur permettre un échange.

cache-cacheLe fil est éclaté en 40 fragments. Je parle ici à la première personne. Au recto, des images des archives de l'Aube, au verso des images de mes archives. Semblables et différentes, puisque j'y suis intimement interpellé. Mais recto et verso sont mélangés, tout est mobile. Parce qu'il y a autant de fils que de tisserands, il n'y a pas de chemin, chaque visiteur qui s'enfonce ici trace un chemin qui s'efface derrière lui, comme dans les broussailles.

Racines, naissance, innocence et points de rencontre (ou de frictions) avec l'administration, je découvre même le formulaire de ma mort, juste sous celui de ma naissance, qui n'attend plus que d'être rempli. Tout pourrait être là... Je garde néanmoins pour moi des milliers d'autres souvenirs et images, puisque cette forêt est un cache-cache.

J. Repos

détenteOn pourrait dire "sans commentaire", mais ce nom de salle de repos sonne bien funeste. Appelons alors plutôt cette salle une salle de détente : pendant que les garçons font la guerre juste au dehors, au verso de ces parois, imaginons les filles, ces savantes porteuses de vie, qui s'ennuient et invitent à jouer les jeux les plus agréables...

X. Familles ?

Dans la salle de conférences, des images de mères, de pères de pouvoir ou d'absence . Les archives sont peuplées de généalogistes. Qu'est-ce que naître sans parents ? Une aporie, c'est une difficulté insurmontable, une croisée des chemins comme le dessine très bien la lettre X. Alpha sans Oméga, le fil d'A. ne s'arrête pas à Z mais se suspend deux lettres avant.